29.1.18

Mes pensées

 Hélas, quelles drôles de choses vous êtes mes pensées écrites et peintes ! Il y a peu, vous étiez encore si multicolores, jeunes et malignes, pleines de piquants et d’épices secrètes que vous me faisiez éternuer et rire, et maintenant ? Déjà vous vous êtes dépouillées de votre nouveauté, et quelques-unes d’entre vous sont, j’en ai peur, sur le point de se transformer en vérités : elles ont déjà l’air si immortelle, si désespérément comme il faut, si ennuyeuses ! Et en fut-il jamais autrement ? Quel genre de choses écrivons-nous et dépeignons-nous donc, nous, mandarins aux pinceaux chinois, nous éterniseurs de choses qui peuvent s’écrire, quelles sont les choses que nous soyons capables de dépeindre ? Hélas, jamais rien d’autre que ce qui est sur le point de se faner et commence à perdre son parfum ! Hélas, jamais rien d’autre que des orages qui se retirent, épuisés, et des sentiments jaunis et tardifs ! Hélas, jamais rien d’autre que des oiseaux las de voler qui se sont égarés et que la main — notre main — peut désormais saisir au vol ! Nous éternisons ce qui n’en a plus pour longtemps à vivre et à voler, rien que des choses fatiguées et plus que mûres ! Et c’est seulement pour votre après-midi, mes pensées écrites et peintres, que j’ai des coloris, bien des coloris peut-être, bien des tendresses multicolores et cinquante jaunes, bruns, verts et rouges : mais à les voir, nul ne devinera ce qu’était votre aspect à votre matin, vous, les étincelles et prodiges soudains de ma solitude, vous, mes chères mes mauvaises pensées !
Friedrich Nietzsche, Par-delà bien et mal   

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